Vincent Peillon, Philippe Corcuff: un étonnant duel philosophique oppose l’homme politique et le chercheur. L’enjeu : la réflexion politique de Merleau-Ponty.Les vraies joutes philosophiques ne sont pas légion. Mais les amateurs ont pu assister sur le site deMediapart à une belle passe d’armes à propos de la philosophie politique de Maurice Merleau-Ponty. Elle opposait Philippe Corcuff et Vincent Peillon. Le premier est un universitaire engagé auprès du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), spécialisé en sociologie et en philosophie politique, le second est une figure importante du Parti socialiste, député européen mais aussi, on le sait moins, un spécialiste de Merleau-Ponty, agrégé et docteur de philosophie.
Si le Merleau-Ponty phénoménologue, penseur du corps et de la perception, est bien connu, sa réflexion politique l’est beaucoup moins. Dommage, juge P. Corcuff qui ouvre le bal dans un article intitulé « L’actualité de la philosophie politique de Merleau-Ponty » en deux volets. Non à un « Merleau-Ponty aseptisé ! » clame-t-il estimant que « se plonger dans Merleau-Ponty pourrait également participer à renouveler une philosophie politique universitaire qui, au cours des années 1980, a souvent pris des couleurs excessivement consensualistes, à l’écart de l’aiguillon de la critique sociale. » En ligne de mire, Olivier Mongin, directeur de la rédaction de la revue Esprit, et V. Peillon auquel il reproche sa schizophrénie. « Quand il passe à des exercices intellectuels plus directement branchés sur la politique, notre Dr Jekyll, affable politique, oublie les problèmes posés par le philosophe Mr Hyde. » Certes, reconnaît P. Corcuff, V. Peillon connaît bien les écrits politiques de Merleau-Ponty mais il en aurait une lecture faussée.
Un philosophe anticapitaliste ?
La trajectoire de Merleau-Ponty est intéressante. Proche de Jean-Paul Sartre avec lequel il fonde Les Temps modernes en 1945, sa pensée politique est au départ fortement imprégnée par le marxisme avec lequel il prend de plus en plus de distances, ce que signe l’écart entre Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste (1947) et Les Aventures de la dialectique (1955) beaucoup plus critique. Dans son œuvre politique, Merleau-Ponty insiste sur l’incertitude relative qui touche la politique et l’histoire. Cependant, il reste une place pour une raison critique, explique-t-il en critiquant le stalinisme et en sortant d’un cadre de référence exclusivement marxiste. Pour P. Corcuff, remettre en perspective le marxisme, l’épurer, l’interroger ne conduit pas à l’invalider et surtout pas à renoncer à la critique du capitalisme. N’en déplaise à ceux que le sociologue appelle les « boy-scouts de “la démocratie de marché” des années 1980 », pour lui, Merleau-Ponty réaffirme son anticapitalisme ainsi que la pertinence de la lutte des classes.
Lecture argumentée, textes à l’appui, mais que refuse V. Peillon, qui n’apprécie guère d’être traité de boy-scout et qui propose une autre interprétation de Merleau-Ponty. « La politique qui doit permettre à la fois la critique du capitalisme et du communisme soviétique porte un nom chez Merleau-Ponty : “nouveau libéralisme”. Nouveau libéralisme et non pas marxisme ou anticapitalisme. Cela signifie simplement, et c’est la différence avec Sartre, que la critique du capitalisme doit opérer de l’intérieur de l’économie de marché et non à partir d’un ailleurs qui n’existe pas (…) ». L’intérêt public « suppose bien, dans le régime parlementaire, la confrontation et la collaboration des classes, le respect de ses adversaires, le refus de ce que Merleau-Ponty nomme un monde à une seule entrée », rétorque Vincent Peillon qui refuse la lecture résolument anticapitaliste que propose Philippe Corcuff.
Débat riche et argumenté qui témoigne en tout cas d’une volonté certaine de renouveler la philosophie politique aujourd’hui. Quarante-huit ans après sa mort, Merleau-Ponty apparaît enfin comme une voie prometteuse.