Philosophe inclassable, penseur de l’art, de la parole et du trouble mental, universitaire discret mais enseignant admiré, auteur récemment réédité, Henri Maldiney est mort à l’âge de 101 ans, le 6 décembre, à Montverdun (Loire) sans susciter de grand écho médiatique. Cet ami des peintres, des poètes et des psychiatres, qui faisait de la rencontre le pivot de sa réflexion philosophique, réunit pourtant autour de son parcours et de ses travaux une communauté de lecteurs et de compagnons intellectuels qui le considèrent comme un « maître » important dont la trace est appelée à s’affirmer.
CYCLE DE RÉÉDITIONS
Son œuvre est « l’une des plus fortes et des plus rigoureuses de la philosophie de langue française de la fin du XXème siècle », estime le professeur Jean-Louis Chrétien, philosophe et enseignant à Paris IV, dans un texte d’introduction à la réédition en 2012 par les Editions du Cerf, deRegard Parole Espace, premier livre d’Henri Maldiney initialement publié en 1973 par l’Âge d’Homme. Depuis 2012, les Editions du Cerf ont en effet entrepris, sous la direction de Christian Chaput et de Philippe Grosos, un cycle de publication de toutes les œuvres philosophiques de Maldiney, précédemment parues chez différents éditeurs et devenues introuvables.
Regard Parole Espace, publié tardivement lorsque son auteur avait déjà 61 ans, rassemblait, en même temps que quelques inédits, des articles écrits au cours de la trentaine d’années précédente. Pour être rigoureux, les textes de Maldiney n’en sont pas moins denses et difficiles d’accès, demandant parfois au lecteur la même attention que leur auteur, alpiniste accompli, mettait à gravir les sommets des Alpes.
Henri Maldiney est né à Meursault (Côte d’Or), le 4 août 1912. Après avoir étudié à Lyon, il est reçu en 1933 au concours de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris dans la même promotion que, notamment, Jacqueline de Romilly. Il passe l’agrégation de philosophie en 1937, enseigne brièvement au lycée de Briançon (Hautes-Alpes) avant d’être mobilisé en 1939. Il restera très marqué par ses journées de guerre de juin 1940, auxquelles il consacrera bien plus tard un livre, In media vita (1988, rééd. Cerf, 2013)), plus de réflexion que de souvenirs. Entre l’âge de 28 et 33 ans, il vit cinq années de captivité en Allemagne.
APPROCHE ANTI-HISTORIQUE
A la Libération, il obtient un poste à l’Institut des hautes études de Gand (Belgique) puis, quelques années plus tard à la faculté de Lyon (future université Lyon III) où il enseignera jusqu’à sa retraite en 1977. Indifférent à toute notion de carrière, Henri Maldiney n’obtient le titre de professeur que tardivement, dans les années 1970, après avoir soutenu, devant un jury qui comprenait notamment Emmanuel Levinas et Paul Ricœur, sa thèse dont il devait tirer le livre Aîtres de la langue et demeures de la pensée (L’Âge d’Homme, 1975 ; rééd. Cerf 2012).
Une des causes de sa faible notoriété tient sans doute au fait qu’il commença à publier ses livres à contre-courant, dans la période où la phénoménologie, école philosophique dont il était un héritier, passait de mode, supplantée par les différents avatars d’un structuralisme de plus en plus hégémonique. A Lyon, où sa réputation de professeur est vite portée par l’admiration qu’il suscite, il délivre trois types d’enseignements : en philosophie, en anthropologie phénoménologique (particulièrement autour d’une réflexion sur les psychopathologies), et en esthétique. Dans ce dernier domaine, il présentait et commentait des œuvres, mais pas du point de vue des techniques picturales et encore moins en historien de l’art.
DIALOGUES INTENSES
Contrairement à la thèse souvent avancée selon laquelle une œuvre d’art ne saurait être comprise qu’en fonction de son contexte social et culturel, l’approche de Maldiney est résolument anti-historique : il considère que chaque œuvre est à elle-même son origine et s’attache à approfondir la notion de « surgissement ». « L’Art n’a pas d’histoire », allait-il jusqu’à affirmer, provocateur, dans L’Art, l’éclair de l’être (rééd. Cerf, 2012). Ce qu’est l’œuvre, même l’artiste « n’en sait rien avant d’être surpris par elle »assurait-t-il aussi, récusant la notion d’intentionnalité dans un autre ouvrage important sur sa réflexion esthétique : Ouvrir le rien, l’art nu, (Encre marine, 2000).
Toute l’œuvre d’Henri Maldiney est le fruit de dialogues intenses, notamment avec ses amis proches les peintres Pierre Tal Coat et Jean Bazaine, les poètes Francis Ponge et André du Bouchet, les psychiatres Jean Oury et Jacques Schotte… « Au centre de la pensée de Maldiney, explique Jean-Louis Chrétien, est le sentir ». Non pour opposer le sensible à l’intelligible, mais pour placer au premier plan la notion d’ouverture de l’individu au monde, à travers une « crise » originelle tenant à la fois du saisissement et de l’épreuve.
Pierre Mathey, aujourd’hui président de l’Association internationale Henri Maldiney (AIHM) et qui a été son étudiant se souvient qu’il conviait ses élèves, en accord avec le psychiatre Paul Balvet, à venir se confronter à la réalité de la maladie mentale dans l’établissement de soins que dirigeait ce dernier. « Il parlait avec les psychiatres, mais aussi avec les malades et les infirmiers, et développait une vision ouverte sur la personne du malade ». De ces échanges est issu un de ses ouvrages majeurs : Penser l’homme et la folie (Millon, 1993).
Les actes des colloques qui se sont tenus en 2012 à l’occasion du centenaire d’Henri Maldiney sont en voie de parution.