Le réel ne peut se réduire à une seule interprétation. D’où la nécessité d’un dialogue de la philosophie avec les sciences humaines, de l’histoire aux neurosciences.
Philosophe de tous les dialogues, Paul Ricœur a été l’un des rares penseurs français à discuter avec la plus grande rigueur les travaux des sciences humaines de son temps. Au-delà des disciplines, il a largement contribué à l’orientation portée vers l’interprétation de l’action que connaissent aujourd’hui les sciences humaines.

 

Gare au savoir totalisant !

Le premier défi que Ricœur rencontre sur son parcours remonte à sa thèse. Il est alors engagé à la réalisation d’un travail sur la volonté. Il croise la question du corps et les disciplines des sciences humaines, la biologie et la psychologie. S’il accueille la psychologie dans sa recherche, Ricœur tient toute forme de réductionnisme naturaliste comme l’adversaire désigné. Il s’efforce de bien distinguer les types d’approche en faisant la part de ce qui relève du discours proprement scientifique et du discours philosophique. Grâce au détour par les sciences expérimentales, la philosophie réflexive, explique-t-il, peut mieux éprouver ses limites. En retour, cette expérience vaut aussi pour les sciences expérimentales. Contrairement au reproche que l’on a souvent formulé contre Ricœur, il ne place pas la posture philosophique en surplomb et ne prétend pas à la maîtrise globale des sciences humaines. Au contraire, chaque discipline doit aller jusqu’au bout de ses capacités explicatives, sans pour autant se laisser aller à la démesure de se présenter comme un savoir totalisant.

La seconde traversée des sciences humaines entreprise par Ricœur est celle de la psychanalyse. En 1960, il entreprend une lecture systématique du corpus freudien qui aboutira en 1965 (De l’interprétation. Essai sur Freud). Son objectif, totalement incompris en France à la sortie de l’ouvrage, est de défendre le statut singulier de scientificité propre à la psychanalyse contre les critiques des logiciens comme Karl Popper qui invalidait le savoir psychanalytique au nom de son incapacité à prouver ses énoncés. Ricœur entreprend de montrer, textes de Freud à l’appui, que la psychanalyse relève d’une épistémologie mixte. Il distingue l’imbrication chez Freud de trois moments : une énergétique des pulsions, une exégèse du sens apparent, et une vision du monde autour d’Éros et Thanatos.

Insistant sur l’efficacité de telle ou telle discipline des sciences humaines, Ricœur met par contre en garde contre les programmes qui entendent tout englober. D’où sa confrontation avec le programme structuraliste.

Dans un dialogue avec Claude Lévi-Strauss en 1963, il reconnaît la fécondité de l’anthropologie structurale en tant que méthode et sa possibilité d’avoir accès aux logiques du signe. Mais l’horizon du sens, du comprendre et le fait que la langue ne s’actualise que dans l’acte de parole restent présents à ses yeux.

Ricœur a aussi visité à plusieurs reprises le territoire de l’historien. Il défend la légitimité de la pratique historienne en même temps qu’il dénonce certaines illusions, lorsque la corporation prétend, au nom d’un savoir objectif, concevoir la société comme une chose. Ricœur montre en chacune de ses interventions à quel point l’histoire relève d’une épistémologie mixte qui se situe entre l’explication et la compréhension, entre la narration et le réel. Avec Temps et Récit (1983-1985), il s’en prend à l’illusion de l’école historique française des Annales à vouloir reléguer le récit historique au statut de l’insignifiance.

 

Dialogue avec les neurosciences

Ricœur va profiter de sa nomination comme professeur à Chicago dans le début des années 1970 pour mener un dialogue serré avec la philosophie anglo-saxonne, qu’il va d’ailleurs contribuer à faire connaître en France. Dès Temps et Récit, il insiste sur l’apport du courant narrativiste qui conçoit tout récit, y compris littéraire, comme un « gisement de sens ». Il en tire la conclusion essentielle que raconter, c’est déjà expliquer. Par contre, il maintient qu’il existe une différence marquée entre l’histoire (qui tend à la vérité) et le récit de fiction.

À la fin des années 1990, Ricœur entreprend de dialoguer avec celui qui incarne les neurosciences dans leur ambition la plus forte, Jean-Pierre Changeux. Ce dialogue aboutit à une publication commune (La Nature et la Règle, 1998). Ricœur est tout aussi disposé à admettre le bien-fondé et l’apport des sciences cognitives, mais là encore à condition qu’elles ne s’érigent pas en savoir universel : « Je combattrai donc ce que j’appellerai désormais un amalgame sémantique, et que je vois résumé dans la formule, digne d’un oxymore : “Le cerveau pense”. »

Au réductionnisme potentiel des neurosciences, il oppose un dualisme sémantique qui laisse s’exprimer une double perspective. Ricœur critique notamment la relation d’identité postulée par J.‑P. Changeux entre le signifié psychique et la réalité corticale. Cette identification, selon lui, abolit la différence entre le signe et ce qu’il désigne. Depuis le début de ses interventions dans le champ des sciences humaines, la position de Ricœur est la même et consiste à défendre fermement la position selon laquelle « je veux expliquer plus pour comprendre mieux ».

Cette exigence de la traversée interprétative au cœur même de l’esprit de méthode ne sera pas entendue au moment où la configuration des sciences humaines trouve son expression philosophique dans les pensées du soupçon, les stratégies de dévoilement. Mais à partir des années 1980, le basculement est manifeste et se traduit par une tout autre orientation intellectuelle, qui se distingue par une attention nouvelle portée à la part explicite et réfléchie de l’action.

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